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MONTRÉAL – Un article d’André Pratte, chef de l’Éditorial à La Presse, posté sur son blog le 5 mars 2012, a attiré mon attention. Il était intitulé « Mulcair a raison ».

J’ai travaillé à La Presse pendant 35 ans comme chroniqueur aux affaires internationales, et je n’ai jamais perdu mon temps à lire les éditoriaux, qui sont signés, contrairement à ceux du Canada anglais. À La Presse, les éditoriaux sont pondus dans un strict « Corridor idéologique » qui postule que la page éditoriale est le mégaphone de ses propriétaires, la famille Desmarais, de Gesca et Power Corporation.

Pour une fois donc, j’ai lu le blog. La lecture terminée, j’ai écrit un petit commentaire de deux phrases :

« L’appui d’André Pratte constitue pour Thomas Mulcair le baiser de la mort de Power Corp et de Canada Inc dans sa tentative de mettre le grappin sur le NPD! Citer le vieux menteur et va-t-en guerre Tony Blair comme modèle est pathétique – et anachronique, car on est en 2012, le vieil Ordre mondial de Blair-Bush bascule, c’est l’hégémonie du 1% national et global qui mobilise désormais les volontés et les énergies citoyennes! »

Mon commentaire a été gardé en attente pendant plusieurs heures tandis qu’un modérateur l’évaluait – et il a ensuite disparu dans le cyberespace !

Pratte et la longue portée de Power Corp

Il y a une douce ironie à cette histoire. En 1994, quand Pratte était columnist à La Presse, il signa une chronique intitulée « Tout est pourri » sur le coup de gueule anti-Power Corp d’un lecteur indigné. « Power Corporation contrôle tout, tout le monde sait ça. (Jean) Chrétien, (Daniel) Johnson (Jr), c’est Power Corporation », dit-il. Quelque part dans l’article, Pratte oublia les guillemets de rigueur. Il fut suspendu pendant des mois, envoyé au purgatoire, avant de …rebondir comme chef de l’Éditorial du journal !

On sait que Brian Mulroney et Paul Martin sont eux aussi passés par les écuries de Power Corp. Et on sait que John James « Jean » Charest, l’ancien patron de Thomas Mulcair, a émergé des rangs décimés des conservateurs fédéraux de Mulroney pour venir succéder à Daniel Johnson Jr à la tête du Parti libéral du Québec en 1998 – et cela sous d’intenses pressions de milieux d’affaires.

Dans les jours qui ont suivi le blog de Pratte, Pierre-Paul Noreau du Soleil, un autre fleuron de l’empire Desmarais, Jean-Jacques Samson du Journal de Montréal, propriété de l’empire de presse Québécor du clan Péladeau, connu pour ses robustes pratiques antisyndicales, et Bernard Descôteaux du Devoir, le petit journal élitiste dont le nationalisme (québécois) épouse de plus en plus les intérêts de Québec Inc, endossaient à la queue leu-leu la candidature de Mulcair à la direction du NPD.

Dans le rétroviseur avec Tony Blair

De manière fort révélatrice, ils regardaient tous en arrière, vers la Grande-Bretagne des années 1990 et vers le soi-disant « New Labour » de Tony Blair, qu’ils proposaient comme recette toute trouvée pour un NPD avec Mulcair comme chef. Ils se révélaient surtout aveugles au fait que Blair, c’est le passé, alors que la course à la chefferie du NPD, c’est maintenant – et c’est pour l’avenir.
Aucune déclaration ne m’a paru aussi contemporaine ni aussi tournée vers l’avenir que la réponse, tranquille mais courageuse et sans détours, de Brian Topp, à une question des médias sur la quête d’un siège à l’ONU par la Palestine. C’était à sa conférence de presse pour annoncer sa candidature au leadership du NPD. « Nous voulons que le Canada vote avec le reste du monde », dit-il.

La position ultra-sioniste de Mulcair sur la Palestine et le Moyen-Orient ne saurait envisager la possibilité que le Canada se joigne au reste du monde nouveau qui émerge. Sur ce sujet, il reste solidement retranché dans son bunker avec Benjamin Netanyahu et Avigdor Lieberman (et leur ami Tony Blair, le très inutile Envoyé spécial du Quartette pour le Proche-Orient) – alors que la région entière se transforme sous les cris et les actions du peuple pour un avenir de justice économique et sociale et de participation démocratique.

Et pendant que les pays du BRICS se dressent, que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) se renforce, que la Russie et la Chine bloquent la tentative de l’OTAN de rééditer une autre Libye en Syrie, et que l’Amérique latine trace son propre chemin avec une CELAC qui exclut l’Amérique du Nord, le club de l’OCDE se barricade, lui, dans un Vieil Ordre mondial décadent.

Le Québec a soif de justice sociale

Je suis de la circonscription d’Outremont et, à la partielle fédérale de 2007 qui l’a propulsé aux Communes, j’ai soutenu Mulcair, surtout dans le district de Parc-Extension à forte concentration sud-asiatique. Mais sa défense rigide, inconditionnelle, sectaire d’un Israël « au-dessus de tout soupçon et de tout reproche », ainsi que ses attaques impitoyables contre celles et ceux ayant d’autres points de vue, m’ont amené à changer d’avis.

Les électrices et électeurs du Québec ont élu Mulcair parce qu’ils voulaient soutenir un parti fédéral voué à la justice sociale, le NPD, après avoir fait de la politique identitaire pendant des années avec le Bloc québécois. Il est intéressant de noter qu’après s’être fait élire à Ottawa en 2007 avec 11,374 voix contre 6,933 à son adversaire libéral, Mulcair n’a pu faire mieux que 14,348 voix contre 12,005 au libéral en 2008.Mais en 2011, la vague Orange lui valut 21,906 voix contre seulement 9,204 voix au libéral.

Ceux qui appuient Mulcair le présentent comme « l’architecte » de la vague Orange du NPD au Québec en 2011. Je ne partage pas cet avis. La partielle fédérale de 2007 dans Outremont a montré que les Québécoises et Québécois envisageaient déjà de transférer leur vote du Bloc au NPD. C’est Jack Layton qui a fait toute la différence. Quand il a recruté Mulcair, le Québec l’a suivi. C’aurait pu être un autre que Mulcair. La vague s’élança, jusqu’à atteindre son point culminant en 2011.

Le 1% contre-attaque

Les électrices et électeurs du Québec souhaitent serrer la bride à Québec Inc, et à Canada Inc. Québec Inc a connu une croissance fulgurante depuis l’élection du PQ en 1976. Il opère de plus en plus en partenariat avec les firmes multinationales qui exploitent les richesses des pays pauvres et qui répandent la pauvreté, la guerre et la corruption. Si bien que l’option souverainiste est elle-même en recul au Québec – quoique loin d’être éteinte.

Les Québécoises et Québécois ont montré qu’ils sont disposés à prendre une chance avec le NPD pour refouler le néolibéralisme (fut-il conservateur ou libéral), et pour redonner la priorité à la justice sociale. Et le débat se fait désormais autour du défi que les 99% lancent à l’hégémonie du 1%.

La candidature de Mulcair à la chefferie du NPD ressemble, elle, de plus en plus à une contre-attaque du 1% pour mettre le grappin sur le NPD et pour l’orienter vers le soi-disant « extrême centre » – et même pour en faire un « NPL » ou Nouveau parti libéral ! Voilà quelque chose que le Québec n’acceptera pas. Le 1% le sait et ne craint pas le ressac : si le NPD décline au Québec, ou disparaît même, ce sera ça de gagné pour Québec Inc ; et les libéraux moribonds pourront récupérer des appuis perdus et se donner un nouveau souffle ; le Bloc en profiterait aussi certes mais, comme le PQ, le Bloc est devenu bien trop pro-Québec Inc pour poser une menace immédiate de séparation.

Les membres du NPD se doivent de réfléchir sérieusement à ces manœuvres cyniques avant d’élire le nouveau chef de leur parti. S’ils choisissent Mulcair en pensant qu’il va (ou qu’il a) gagné le Québec, ils se trompent. Le Québec continuera d’aller de l’avant avec sa double préoccupation d’identité nationale et de justice sociale. Et si le NPD s’associe de trop près à Québec/Canada Inc, il est peu probable qu’il soit leur parti de choix.

Jooneed Khan

Jooneed Khan

Jooneed is a native of Mauritius, who came to Windsor, Ontario on a Commonwealth scholarship in 1964. He is an Arts graduate of the Université de Montréal, and was a co-founder of the Mauritian Militant...