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Les revues d’analyse et d’idées « pensent » parfois de concert et il arrive que leurs trajectoires se croisent sans qu’elles l’aient voulu, sous la force de nécessités politiques et sociales qui s’imposent à la société. Ainsi, avec ce nouveau dossier, dans le contexte actuel marqué par le gouvernement conservateur autocratique, militariste et éco-irresponsable au pouvoir à Ottawa, nous nous inscrivons dans la conscience partagée qu’il nous faut, à gauche, aborder « la question canadienne », comme l’ont nommée Les Nouveaux Cahiers du socialisme (no 9, 2013). Il nous faut briser les deux solitudes, voire les multiples solitudes dans lesquelles se trouvent souvent les peuples de ce pays – québécois, canadien, autochtones, acadien, etc. Non seulement nuisent-elles à la réinvention des alliances nécessaires pour « vaincre Harper », mais plus fondamentalement encore, elles ne nous aident pas à briser le cycle dangereux dans lequel l’humanité s’enfonce – si rien n’est fait – sur fond de crises multiples, d’inégalités croissantes et de péril écologique.
 
Nous faisons aussi nôtre l’avertissement lancé par Jean Pichette (bien connu des lecteurs familiers de Relations dont il a été le rédacteur en chef de 1999 à 2002) dans son article « La grande confusion », paru dans le dossier « Que conservent les conservateurs? » (Liberté, no 297, 2012). C’est là un texte-déflagration pulvérisant avec mæstria les idées reçues sur le conservatisme et le progressisme. Il éclaire le processus de dépolitisation et de reféodalisation du monde que nourrit le Parti conservateur actuel en « faisant du politique un moyen pour des fins privées », et fustige une pensée binaire qui réduit tant les enjeux que la véritable nature des adversaires en présence.
 
S’abreuvant à différents courants (conservatisme moral, néoconservatisme, libertarisme, néolibéralisme, etc.) avec lesquels ils doivent aussi composer, les conservateurs de Stephen Harper proposent un cocktail inédit et corrosif, qui déstabilise le type même de conservatisme qu’avait connu le Canada jusqu’ici. Si les atteintes aux droits des femmes ou des homosexuels, par exemple, caractérisent le conservatisme moral de leur gouvernement, la prédation des ressources, l’accumulation et la concentration de la richesse, ou encore l’affaiblissement du mouvement ouvrier ne sont pas l’apanage des seuls conservateurs. Plusieurs militants aguerris de la lutte contre l’exploitation des sables bitumineux ou contre le libre-échange, par exemple, confirment que la situation était souvent à peine mieux sous les libéraux; la différence étant qu’avec les conservateurs, les masques sont tombés là où chez leurs prédécesseurs, on s’occupait davantage de préserver les apparences…

Les artisans et participants du Forum social des peuples, qui se tiendra à Ottawa et Gatineau cette semaine, savent bien que l’horizon de leurs luttes est plus vaste que la frontière délimitée par le « facteur Harper », même s’ils s’y rassembleront poussés par la conviction que ce gouvernement, plus que tout autre, doit tomber, et que l’émergence d’un fort mouvement populaire est urgente pour y arriver. Nous avons voulu accompagner en amont le processus de réflexion et de préparation de ce Forum, en jetant un regard sur certains des écueils et défis auxquels fait face une gauche plurielle, fragmentée, confrontée à la nécessité de mieux se connaître et de mieux coopérer pour contrer les attaques et les politiques de ce gouvernement.

Le mouvement pancanadien des jeunes féministes rebELLEs compte parmi les expériences très inspirantes des dernières années, nous en avons déjà parlé dans Relations. Ce dossier s’attardera cette fois davantage aux luttes des Autochtones, des environnementalistes et des chrétiens de gauche.
 
Par ailleurs, il faut savoir d’où l’on vient et dans quoi l’on s’insère pour espérer transformer la société. Ce Forum a également un rôle important à jouer dans la bataille idéologique et symbolique menée par les conservateurs et la droite en général, afin de lui opposer un autre imaginaire, tissé des couleurs de la solidarité, des savoirs anciens et de la mémoire des luttes populaires ignorées par les dominants. L’urgence des mobilisations sociales ne doit jamais justifier de faire l’impasse sur un travail continuel d’éducation et de transmission culturelle qui est fondamental. Il inclut d’analyser ce capitalisme canadien poussé plus loin dans le néolibéralisme par les conservateurs, de comprendre la nature de nos élites et d’un État fédéral toujours empreints d’un colonialisme qui permet à une minorité de gouverner, de sanctuariser les droits et privilèges accordés aux compagnies (minières, pétrolières, etc.), de bafouer les droits des peuples autochtones et de dénier au peuple québécois son plein droit de décider de son avenir.
 
À cet égard, la question nationale reste sans doute l’un des plus grands écueils auxquels est confrontée « la gauche » canadienne. Si cette question semble réglée pour une partie d’entre elle qui reconnaît au peuple québécois son droit à l’autodétermination, ne reste-t-il pas une frange significative qui ne voit guère de non-sens dans le fait de défendre les droits des minorités et des Autochtones du Canada ou de pays étrangers, alors qu’elle refuse aux Québécois voisins leur droit à l’autodétermination? Cette contradiction – que chaque nouvel épisode de Québec bashing au Canada anglais semble nourrir, on l’a vu encore récemment – doit être surmontée une fois pour toute, surtout à gauche.
 
Quant à nous, parallèlement, ne parlons-nous pas parfois de la souveraineté du Québec en faisant preuve d’un instinct de possession qui néglige la prise en compte véritable des droits territoriaux des premiers peuples établis ici? Et savons-nous toujours dépasser notre orgueil et nos préjugés pour nous intéresser à ce qui se passe hors Québec, où des citoyens luttent aussi pour le bien commun et une société plus juste et démocratique? Lancé dans l’Ouest canadien par des femmes autochtones, le mouvement Idle No More a puissamment démontré qu’aussi inspirante soit la force de résistance et d’invention sociales qui se vit et s’observe au Québec, elle ne doit pas laisser penser que rien ne se passe ailleurs.
 
Les chemins d’une résistance cohérente ancrée à gauche sont exigeants et conflictuels, et chose certaine, le chemin se fait en marchant ensemble.

Catherine Caron est rédactrice en chef adjointe, revue Relations