Il reste à peine deux semaines avant les élections étatsuniennes, mais ça fait longtemps déjà que j’ai décroché — comme le font de plus en plus de gens d’ailleurs.
Je n’ai donc pas suivi les débats (le dernier entre Barack Obama et Mitt Romney est fixé au 22 octobre). Mais je n’ai pu les éviter: j’ai eu beau zapper, les têtes parlantes réapparaissaient sur une bonne quinzaine des 60 canaux de télé que je reçois chez moi.
Et que dire des inlassables et omniprésentes litanies des « spin doctors » de tous bords, passées en boucle sur ces mêmes réseaux pour influencer l’électorat dans un sens ou l’autre. Voilà comment l’Establishment et les médias privés dominants (appelés ici Corporate Media) utilisent le dernier droit de toute campagne pour enfermer l’électeur/trice dans le tunnel de la pensée unique.
Deux raisons entre beaucoup d’autres
Les raisons de mon désintérêt ne manquent pas. Sans entrer dans les messages des candidats et partis ni dans leurs projets ni dans leurs positions face à la crise ou à la guerre et la paix, j’en retiens deux qui ont trait au seul processus électoral et qui violent l’idée même de démocratie aux États-Unis.
L’argent d’abord. Le cycle électoral 2012 va coûter plus de $6 milliards, estiment la Commission électorale fédérale et des think tanks comme le Center for Responsive Politics et le Carter Center de l’ancien président Jimmy Carter. Selon la Sunlight Foundation, les élections de 2008 avaient coûté $5,2 milliards déjà!
Vous imaginez ce que représentent $6 milliards? C’est près de 200 milliards de roupies mauriciennes. Cela représente $45 par tête pour chacun des 131 millions d’électeurs qui sont allés voter en 2008 ou $18 par habitant, contre $8 par habitant au Canada (2011) et 50 cents (R15) au Royaume-Uni (2010).
La démocratie du plus offrant
En se basant sur un électorat de 825.000 pour Maurice, la norme US de 45$ signifierait des dépenses électorales de R1,1 milliard! Vous me direz que Maurice s’en approche à grands pas, au point de se mériter peut-être un quelconque prix Mo Ibrahim. Je vous réponds que c’est justement cette vente de la démocratie au plus offrant qui fait problème, aux États-Unis comme à Maurice.
Jimmy Carter s’en inquiète. Le processus électoral « est troué par une corruption financière qui menace la démocratie », a-t-il dit, rappelant qu’il avait affronté Ford (1976) et Reagan (1980) « sans toucher un cent du privé » car dépendant uniquement de fonds publics. Il a qualifié de « stupide » le jugement de la Cour suprême accordant en 2010 au privé et aux lobbies la liberté totale de financer partis et élections — au nom de la « liberté d’expression ».
Des webzines alternatifs comme AlterNet, OpEd News et MRZine FeedBlitz sont furieux et le font savoir chaque jour. On s’y attend, venant d’eux. Mais voilà que le vénérable New York Times s’en mêle. « La cacophonie de l’argent », titre un récent éditorial. Un article souligne qu’il n’y a pas que le lobby israélien; il y a aussi le lobby saoudien. Un autre détaille le poids des PACs et SuperPACs jusqu’aux niveaux des États (sénatoriales) et des districts (la Chambre des représentants). Le columnist Joe Nocera accuse : « Buying the Election ».
Les infâmes “ID Laws”
L’autre raison de mon désintérêt porte sur l’enregistrement des électeurs. Sachez qu’aux États-Unis la responsabilité entière des élections fédérales (et autres) est entre les mains des États et des élus locaux — avec tout ce que cela comporte de manigances pour favoriser tel ou tel candidat, tel ou tel parti, bien implantés localement.
Si bien que la taille réelle de l’électorat n’est jamais connue. Les analyses des élections, et il n’en manque pas, ne portent que sur le nombre de votants totalisé à la fin du scrutin — et s’emploient à fouiller le vote des femmes, des jeunes, des Blancs syndiqués, des Noirs, des Hispaniques, et d’autres minorités. Le découpage des districts est lui aussi à la merci des États et des élus locaux.
Les obstacles érigés devant ceux qui veulent s’inscrire sur les listes électorales font surface à chaque scrutin. Cette fois, le problème le plus discuté est l’exigence d’une carte d’identité dans certains États, exigence que le bloguiste Jeremiah Goulka, un ancien républicain, qualifie de « raciste » sur AlterNet.
Réprimer le vote, pas la fraude
« Comment se fait-il que l’électeur républicain ne voit pas que si son parti adopte des ID Laws, c’est pour empêcher certaines gens de voter, pas pour réprimer la fraude », écrit-il, racontant son expérience dans un riche quartier de Chicago, ville contrôlée de longue date par le Parti démocrate.
« Il fut un temps où l’impôt censitaire et les tests d’alphabétisme privaient les gens de leur droit de vote. L’obstacle moderne se nomme ID Laws », écrit l’American Civil Liberties Union (ACLU) sur son site Web, en indiquant qu’elle a logé des plaintes dans divers États, dont le Wisconsin, la Pennsylvanie, le Texas, pour contester la légalité de ces lois discriminatoires.
Quand j’étais jeune journaliste au Canada, et que je « couvrais » les campagnes électorales de long en large aux USA, je pensais que l’élection du président et du Congrès US concernait toute l’humanité, et que le monde entier devait donc y voter. Vous devinez que je n’y crois plus; je pense en fait que ces élections sont de plus en plus néfastes pour les États-Unis eux-mêmes!
Photo: Peter Patau/Flickr
Cet article a été initialement écrit pour un public à l’île Maurice dans Le Mauricien.